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10 juin 2025

« Connaissez-vous quelqu’un qui n’aime pas le Comté ? » Ce slogan bien connu pourrait bientôt faire sourire jaune. Car depuis quelques temps, le célèbre fromage est dans le viseur : on l’accuse d’être à l’origine d’un « écocide » dans les rivières du Jura.

L’envers du décor

L’élevage laitier franc-comtois avait pourtant tout pour plaire : des vaches Montbéliardes broutant paisiblement dans des prairies verdoyantes, loin de l’image d’une agriculture intensive et polluante. Or… ce sont bien leurs déjections qui sont aujourd’hui pointées du doigt, en tant que principales responsables de la hausse des nitrates dans les eaux du massif jurassien depuis les années 1980.

Le paradoxe ? Il s’agit d’un élevage extensif, nourri à l’herbe, sans maïs, sans pesticides, sans engrais de synthèse, sans irrigation. Sur le papier, pratiquement un modèle rêvé pour les écologistes. Mais le Jura a un talon d’Achille géologique : son sous-sol.

Des roches comme du gruyère

Sous les sabots des vaches, la roche calcaire est criblée de cavités et de fissures, agrandies par la dissolution liée à la circulation de l’eau : c’est ce qu’on appelle un karst. Le résultat ? Des eaux de ruissellement qui s’infiltrent à toute vitesse. Les molécules azotées contenues dans les déjections, qui ne sont pas suffisamment filtrées par des sols trop minces, rejoignent donc (trop) rapidement les rivières, où elles fragilisent gravement la faune aquatique.

Et le changement climatique aggrave encore la situation. En été, les sécheresses provoquent une accumulation des nitrates dans les sols. Puis, à la première grosse pluie, tout est lessivé d’un coup, avec des pics de pollution qui dépassent souvent les seuils de tolérance pour de nombreuses espèces.

Alors, on arrête le Comté ?

Pas si vite. L’idée de bannir le Comté est aussi impopulaire qu’irréaliste. Même l’écologie politique y va avec des pincettes, tant le sujet est sensible. Car si la filière pose des problèmes environnementaux réels, elle apporte aussi des bénéfices impossibles à balayer d’un simple revers de main… Bien au-delà de la qualité gustative de ce trésor de la fromagerie française.

D’un point de vue économique, c’est une pépite : 700 millions d’euros de chiffre d’affaires, 8000 emplois directs, une dynamique rurale exceptionnelle. Sur le plan culturel, c’est une fierté nationale. Et écologiquement, le tableau n’est en réalité pas si sombre : les vaches permettant de maintenir des prairies permanentes, véritables refuges de biodiversité, tout en freinant la progression de la forêt sur les zones ouvertes.

Photo Stéphane Varaire

Et puis, soyons lucides : si on arrêtait de produire du Comté dans le Jura, la demande ne disparaîtrait pas pour autant. La production serait alors simplement déplacée. On compenserait ailleurs, sans doute dans des zones de plaine, avec des élevages plus intensifs, nourris aux cultures céréalières. Résultat : peut-être moins de nitrates dans les rivières jurassiennes… mais plus d’impacts ailleurs. Un jeu à somme nulle pour l’environnement. Et au passage, on y perdrait beaucoup de goût. Parce qu’entre nous, un fromage industriel, c’est quand même pas le même plaisir.

Faut-il arrêter l’élevage pour gagner de la place ?

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Alors que faire ?

Réduire brutalement la filière serait contre-productif, à la fois pour l’économie locale et pour l’environnement. Mais cela ne signifie pas rester inactif !

Une diminution de la densité du cheptel, associée à une meilleure répartition géographique des élevages, pourrait limiter les excès locaux de nitrates. On peut aussi envisager de mieux gérer les autres sources de pollution par différents leviers :

  • Optimisation des épandages agricoles,
  • Renforcement de l’assainissement des eaux usées en zones urbaines,
  • Contrôle des rejets azotés des fromageries.

Et surtout, ne pas oublier les efforts déjà réalisés. Dans les années 90, un vrai virage a été pris. Grâce à lui, les niveaux de nitrates dans les rivières ont été stabilisés… alors même que la production de Comté a presque doublé depuis les années 2000.

Un bilan contrasté, mais encourageant.

Alors certes, on peut voir le verre à moitié vide : malgré les efforts, les concentrations restent élevées. Ou à moitié plein : sans ces efforts, la situation serait bien pire. Encore une fois, la complexité du réel vient se heurter à l’angélisme ou à la mauvaise foi du politique. Entre rejet total et laissez-faire, il y a une voie de bon sens : celle d’un Comté plus durable, conciliant tradition, économie locale et respect de l’environnement.