Peut-on construire, sans clim, des bâtiments frais en toute circonstance ? C’est ce que semblent croire architectes, constructeurs et pouvoirs publics, qui, des gares aux hôpitaux, multiplient les projets climophobes. Mais est-ce au moins physiquement possible ?
15 000 morts en 2003. Près de 17 000 depuis, selon Santé publique France et l’INSEE. La chaleur, comme le froid, tuent. Dans une France encore mal préparée au réchauffement climatique et à la multiplication des canicules, la climatisation apparaît de plus en plus comme un outil essentiel pour préserver la santé et le confort des populations.
D’autant que notre architecture s’est historiquement — et logiquement — concentrée sur la conservation de la chaleur, pour faire face aux longs hivers qui ont rythmé notre histoire. Créer du froid est, de toute façon, bien plus complexe : les cycles frigorifiques ne datent que de 1834 (brevet de Perkins), et les premiers climatiseurs n’ont vu le jour qu’au début du XXe siècle en Occident.
Aujourd’hui, s’ils fleurissent un peu partout dans le monde, ils restent encore peu répandus chez nous. Et sont souvent méprisés, au motif que des solutions plus « vertueuses », souvent inspirées par un passé marqué du sceau du bon sens, suffiraient. Mais est-ce vraiment le cas ?
Des maisons passives pas si passives que ça
Les maisons dites « passives » sont souvent les premières pistes évoquées. Plus haut standard thermique des bâtiments, leur principe repose sur deux piliers : une isolation importante, pour limiter au maximum les pertes de chaleur comme de fraîcheur, et une captation optimale des apports solaires gratuits, notamment grâce à de larges vitrages orientés plein sud. Ces gains substantiels (plusieurs kW) s’additionnent à la chaleur dégagée par les occupants et les appareils ménagers, permettant ainsi de réduire drastiquement le besoin de chauffage, voire de s’en passer complètement (d’où le terme passif).

Mais ces maisons ont des jokers, honteusement cachés dans leur manche : sèche-serviettes, petits radiateurs soufflants, poêle à bois. Autant de chauffages d’appoint, tout sauf passifs, qui prennent le relais lors des grands froids. Mais, si ces maisons ont besoin de chauffage d’appoint lors des épisodes frigorifiants, pourquoi n’en serait-il pas de même pour contrer la chaleur à l’occasion des canicules ? Comment, à fortiori, des logements standards – près de 99 % du parc immobilier – pourraient-ils se passer de systèmes de refroidissement ponctuels dans de telles circonstances? Car il est, en vérité, bien plus simple de se protéger du froid que de résister à une canicule.
Éviter la chaleur ? Une affaire complexe.
On l’a vu, les conceptions passives reposent sur l’isolation et l’exploitation du soleil hivernal. Or si une bonne isolation contribue indéniablement à conserver la fraîcheur en été, un problème fondamental demeure : le soleil ne peut en aucun cas apporter de la fraîcheur. Et si les protections solaires — casquettes, volets, stores — permettent de limiter la casse, elles ne produisent aucune fraîcheur. Pire : même occultées, nos fenêtres restent des points faibles sur le plan thermique. Enfin, les apports de chaleur internes, si précieux en hiver, deviennent des ennemis qui font grimper le thermomètre …
Hors rénovation, une seule solution, la surventilation !
En dehors de lourds travaux de rénovation, la seule stratégie passive de refroidissement reste la surventilation nocturne. Elle consiste à ouvrir toutes les fenêtres quand l’air est plus frais. Or, cette méthode présente aussi des limites. Lors d’une véritable canicule, les températures nocturnes ne chutent pas suffisamment pour permettre un refroidissement efficace. C’est d’ailleurs l’une des définitions mêmes du phénomène : des nuits chaudes, souvent accompagnées de vents faibles liés à l’anticyclone qui les provoque.
Elle bute également sur des détails pratiques : qui a envie de se réveiller au milieu de la nuit pour tout ouvrir… et laisser entrer des visiteurs indésirables — chauves-souris, moustiques, rats, cambrioleurs — ou des nuisances aussi pénibles, comme le bruit, la lumière ou la pollution ? D’autant que dans de nombreux logements non traversants, la ventilation naturelle est assez peu efficace.
L’électricité, c’est mal…
Malgré toutes ces limites, les solutions passives sont promues par le législateur au détriment de la climatisation. Celle-ci est en effet perçue comme problématique en raison de sa consommation d’électricité. « L’énergie est notre avenir, économisons-la ! » : la sobriété énergétique est depuis longtemps un objectif central des politiques publiques, au point d’imposer un slogan à tous les fournisseurs d’énergie, décarbonée ou non.
Ainsi, les calculs réglementaires affublent toute consommation d’électricité d’un coefficient 2,3 (1 kWh d’électricité consommé est comptabilisé comme 2,3 kWh) et reposent sur des fichiers météo obsolètes qui sous-estiment les futures canicules, en plus d’idéaliser le comportement des usagers, chez qui les volets ne sont pas toujours fermés, et la surventilation nocturne pas systématique…
Conséquence : même les bâtiments neufs, censés répondre aux exigences du futur, sont mal préparés à des pics de chaleur qui deviennent pourtant la norme.
Quand le réel rattrape la théorie
Les exemples de bâtiments modernes, conçus ou rénovés selon les normes passives, qui deviennent des étuves en été, sont malheureusement légion : les locaux du journal Libération atteignent les 34°C, la mezzanine de la gare de Nantes est fermée à plus de 40°C… Et on peut craindre le pire pour le futur CHU de la métropole ligérienne, où la clim est réservée à une poignée de salles critiques.
Vaut-il mieux investir 100 000 euros dans l’isolation complète d’une maison, sans réelle garantie de confort en cas de canicule, ou installer une climatisation ciblée — par exemple dans les chambres — pour moins de 10 000 euros, afin d’assurer un sommeil réparateur et un refuge efficace contre les chaleurs extrêmes ?
Car la chaleur tue. Depuis la terrible canicule de 2003, on sait qu’elle peut provoquer des hécatombes. 32 000 vies qui auraient pu être épargnées avec des bâtiments adaptés, même si ce décompte macabre concerne aussi certains travailleurs exposés à d’indécentes chaleurs sur des chantiers.
La clim n’est pas un luxe
Se protéger d’une chaleur potentiellement mortelle est bien plus difficile que de faire face aux rigueurs de l’hiver. Et les solutions passives, souvent coûteuses et complexes à mettre en œuvre, ne suffisent pas.
Dans la France d’hier, où les canicules restaient rares et brèves, il pouvait sembler acceptable de se passer de systèmes de refroidissement. Mais le réchauffement climatique change complètement la donne. Il impose un nouveau paradigme : celui où la climatisation devient une nécessité.
Aussi imparfaite soit-elle, elle reste aujourd’hui la solution la plus efficace. Loin d’être l’horreur écologique dénoncée par certains, elle constitue un outil de santé publique face à l’augmentation des températures extrêmes.
Dans un pays où la production d’électricité est en grande partie décarbonée, surtout en été grâce au solaire et au nucléaire, considérer la climatisation comme un tabou est une posture qui ne résiste plus à la réalité. C’est un progrès technique devenu indispensable.