L'IA est à l'aube de révolutionner le jeu vidéo. D'ici quelques années, on ne jouera plus jamais comme avant. Immersion dans la réalité virtuelle de demain, comme si vous y étiez déjà, et présentation des ruptures technologiques à l'œuvre.
Le dernier mur invisible
Kevin déteste les mises à jour. À 74 ans, cet ancien Level Designer à la retraite, qui a terminé sa carrière sur l'Unreal Engine 4 à la fin des années 2010, conserve une nostalgie farouche de l'époque où "créer un monde" signifiait poser chaque pierre, calculer les lightmaps et définir manuellement les zones de collision. Pour lui, le jeu vidéo était alors un artisanat. Une horlogerie fine où le créateur guidait le joueur par la main, subtilement.
- Papy, tu vas encore râler ou tu mets tes lunettes ? lui lance Sarah, 16 ans, en lui tendant une paire de lunettes VR (réalité virtuelle) légères comme une monture de lecture.
- Je ne râle pas, je constate, grommelle Kevin en ajustant les branches. À mon époque, quand on voulait raconter une histoire, on l'écrivait. On ne laissait pas une machine improviser du Shakespeare avec des probabilités statistiques.
- On ne joue pas à Shakespeare, on joue à Aethelgard. Et promis, on ne fera pas de quête de combat. Je veux juste te montrer “la Forêt des Murmures”.
Kevin soupire. Il n'a pas touché à un "Jeu Vivant" depuis cinq ans. La dernière fois, l'expérience l'avait frustré : des PNJ (Personnages Non-Joueurs, personnages de l'histoire gérés par l'ordinateur) qui répétaient des phrases prédéfinies, sans âme, et des décors qui "bavaient" quand on regardait trop vite. Il active la connexion.
Le salon disparaît. La résolution est indiscernable de la réalité. Pas de pixels, pas de défauts. Juste la lumière du soleil filtrant à travers une canopée dense. Kevin regarde ses mains virtuelles. La latence est nulle.
- On va où ? demande-t-il.
- Nulle part, répond Sarah, qui est apparue à ses côtés sous les traits d'une rôdeuse elfe. C'est ça le truc. On marche.
Ils avancent. Kevin, par déformation professionnelle, cherche les défauts. Il s'approche d'un vieux chêne et en examine l'écorce. Dans les jeux de son temps, c'était une texture plaquée sur un cylindre. Ici, chaque crevasse du bois a sa propre géométrie. Il observe une fourmi grimper le long du tronc, contourner un morceau de mousse.
- C'est du World Model ? demande-t-il, impressionné malgré lui.
- Oui. Genie 7 de Google couplé au moteur interne du studio. Rien de ce que tu vois n'existait il y a dix secondes. L'IA génère le monde au fur et à mesure qu'on avance, en prédisant ce qui doit logiquement se trouver là, selon la géologie, la météo, l’heure, la biodiversité et le climat de la région.
Ils arrivent dans une clairière où une vieille femme, assise sur un tronc, taille un morceau de bois. C'est un PNJ. Kevin s'attendait à voir apparaître une bulle de dialogue avec trois choix : "A. Bonjour", "B. Que faites-vous ?", "C. Au revoir". Rien ne s'afficha.
- Parle-lui, chuchote Sarah.
- Lui parler ? Comment ?
- Avec ta bouche, Papy. Comme dans la vraie vie.
Kevin se sent ridicule. Il s'éclaircit la voix.
- Euh... Bonjour, madame. Il fait beau pour sculpter, non ? La vieille femme lève la tête. Ses yeux plissés par le soleil le fixent. Elle ne répond pas tout de suite, comme une vraie personne qui évalue un étranger.
- Le beau temps, c'est pour ceux qui ont le ventre plein, voyageur, répond-t-elle d'une voix éraillée, teintée d'un accent local indéfinissable. Mais le bois est tendre aujourd'hui. Ça me rappelle l'hiver de la Grande Famine, curieusement. Le bois pleurait de la sève comme ça.
Kevin se fige. Ce n'était pas une phrase pré-enregistrée. Il le sait. Aucune base de données ne contenait cette réplique exacte liée à son commentaire banal sur la météo. Il décide de tester les limites du système. Il veut coincer l'IA, la forcer à sortir de son rôle ("halluciner").
- La Grande Famine ? C'était avant ou après que les développeurs aient patché le bug de duplication de l'or à la banque centrale ? lance-t-il avec un sourire en coin.
C'est le test ultime. Normalement, un PNJ aurait dû répondre "Je ne comprends pas" ou aurait ignoré la partie hors-contexte. La vieille femme fronce les sourcils, l'air confuse, mais pas buggée. Elle se tapote la tempe.