Chef cuisinier, majordome, concierge personnel et confident, il fera nos courses, notre ménage et révolutionnera votre quotidien. Pendant que l’Occident imagine le robot humanoïde comme un super-ouvrier sans affect, à même de remplacer l’homme dans nos usines ou nos hôpitaux, la Chine joue une tout autre partition. Sans tabou et avec une ambition dévorante, elle prépare déjà le robot-compagnon qui s’intégrera dans tous nos foyers.
2030 : une journée ordinaire de Lyon à New York
Lyon, 7 h 00. Léo le robot commence sa journée. Il connaît par cœur les us et coutumes, comme les désirs et exigences de sa nouvelle famille. Il accepte sans broncher le prénom dont on l’a affublé. Sans doute est-ce le patronyme qui lui convient. Qu’importe : l’heure n’est pas à l’introspection, mais à l’action. Il entre doucement dans les chambres et ouvre les volets pour laisser entrer la lumière naturelle. La meilleure manière de réveiller les humains doucement, sans brutalité. Pour la petite Julia, il lance la préparation d’un chocolat chaud. Puis s’active devant la machine à café et le grille-pain pour satisfaire le reste de la maisonnée. L’arôme se répand dans la cuisine… Pendant que la famille se lève, il dresse la table du petit-déjeuner, s’assurant qu’il reste également une bouteille de lait en réserve pour le retour de l’école de Julia et de son frère, Max. Parfois, les matinées sont agitées, des conflits éclatent. Alors, il reste en retrait, silencieux. Les êtres humains sont moins dociles que lui.
8 h 30. Les enfants et les parents sont partis. Léo entame alors ses tâches domestiques. Il débarrasse la table, remplit le lave-vaisselle, puis passe l’aspirateur. Mais son rôle va bien au-delà du simple nettoyage et du ménage. Il accède aux données du réfrigérateur connecté qui fait office de garde-manger intelligent, en conservant un inventaire du contenu des placards. Il croise ces informations avec le calendrier partagé de la famille. Sébastien a un dîner d’affaires mardi, les enfants mangent à la cantine et des amis sont invités samedi soir…
10 h 00. Il élabore ensuite une proposition de menus pour chaque jour de la semaine, en tenant compte des préférences alimentaires et des éventuelles allergies des uns et des autres. Une notification est envoyée sur le smartphone des parents, accompagnée d’une demande de validation de la commande. Un simple clic suffit et les instructions sont transmises au supermarché en ligne pour une livraison prévue à 16 h 00. Le luxe n’est plus seulement question d’espace et de confort intérieur. Il se manifeste désormais aussi par le gain de temps et la libération de la charge mentale des parents.
16 h 15. Le livreur sonne à la porte. Un robot, lui aussi. Léo réceptionne les courses, vérifie la commande, puis range chaque article à sa place avec une précision millimétrique. Il profite de ce moment pour aller retirer le courrier et gérer les éventuels colis.
New York, 11 h 00. Depuis quelques semaines, la vie de Nonna Nunzia, grand-mère italienne de 85 ans, immigrée en 1948, n’est plus la même. Ses enfants, dont la réussite l’emplit de fierté, lui ont offert un robot humanoïde. Une folie ! Les premiers jours, elle a eu un peu peur de « la bête ». Il faut dire qu’Antonio – son nouveau compagnon de puces et de circuits – est imposant, avec son mètre quatre-vingts et ses reflets métalliques. Mais la greffe a vite pris. Et surtout, il l’aide à économiser sa jambe droite et son dos souffrants. Et aussi à prendre soin de sa santé grâce à l’option health monitoring dont il est équipé. Elle permet à Antonio d’être en liaison permanente avec les appareils connectés de la maison (matelas, toilettes, montre captant les données vitales de sa porteuse), de surveiller l’hydratation de Nunzia et son niveau d’activité physique minimal requis au quotidien. Mais ce matin, nulle question sanitaire. Le moment est aux réjouissances culinaires dont Nonna Nunzia est friande. Il propose d’activer son mode NAIL (Not Another Imitation Learning), pour apprendre et reproduire la recette du jour, la partager avec la famille de Nunzia et avec les internautes détenteurs de l’option. Aujourd’hui, elle a envie de confectionner ses « Pasta alla Turiddu di Nonna Nunzia ». Son secret ? Faire revenir les tomates dans le vinaigre balsamique avec une cuillère de miel… Elle déroule les éléments de sa recette, permettant à Antonio de les enregistrer et de les analyser. Le plat à peine terminé, son mode de préparation est déjà partagé avec les autres robots du groupe « famille ». Quant aux utilisateurs possédant des robots disposant du mode NAIL, ils pourront l’acheter sur la marketplace dédiée. « OK Nunzia, WE NAILED IT ! » s’exclame Antonio. [« On l’a eue, cette recette ! »]
Lyon, 18 h 30. Tout le monde est rentré à la maison… Changement de programme pour ce soir, Julia et Max veulent manger italien. Sébastien, le quadragénaire heureux propriétaire de Léo, demande à celui-ci quelques suggestions de recettes avec les ingrédients déjà en stock. Léo parcourt la marketplace de recettes et en propose plusieurs à Sébastien. Une retient son attention : Pasta alla Turiddu di Nonna Nunzia. Pâtes, aubergines, oignons, ail, tomates… C’est acté, Sébastien valide le téléchargement du scénario sur le robot pour 1,50 €. Si elle plaît, il pourra désormais refaire cette recette à volonté. Le robot demande s’il doit exécuter la recette en mode hybride (le robot fait le commis et Sébastien s’occupe des cuissons) ou en mode délégation totale. Toute la famille veut profiter d’un peu de repos après cette longue journée : Léo sera seul en cuisine ce soir.
New York, 20 h 40. L’Europe dort, mais alors que Nunzia commence à piquer du nez devant son poste de télé, Antonio lui propose de lui faire un rapport sur le succès de sa recette enregistrée quelques heures plus tôt : « Elle a été téléchargée 20 fois aujourd’hui. Tu as gagné 10 dollars et obtenu une note moyenne de 4,2 étoiles sur 5. » Nunzia sourit… Elle ne pensait pas devenir influenceuse cuisine à 85 ans. Voilà une bonne journée, merci Antonio. 20 h 47, il lui lit un message vocal de son petit-fils reçu à l’instant au travers de la messagerie inter-robot : « Merci Nonna pour ta recette ! J’ai hâte de l’essayer, on t’embrasse. Bonne soirée. »
Revenons à la réalité
Cette vision, certes ici encore légèrement fictive, qui relevait de la science-fiction il y a peu, est devenue une feuille de route de San Francisco à Shanghaï, avec un centre de gravité penchant vers la dernière cité mentionnée. Alors que le robot Optimus d’Elon Musk est annoncé à plus de 20 000 dollars, les modèles chinois sont déjà présentés dans une fourchette de 6 000 à 16 000 dollars. La stratégie est claire et rappelle celle de DJI, leader incontesté des drones : inonder le marché avec un matériel de qualité à prix raisonnable pour imposer un standard mondial.
Ce schisme n’est pas seulement philosophique, il est profondément économique. Si le robot à usage professionnel et sa maintenance se vendent plus cher à l’unité, garantissant des marges confortables sur chaque contrat, le modèle avec un hardware low-cost, abonnement et marketplace, calqué sur celui des smartphones, vise une tout autre échelle. Le robot n’est que le cheval de Troie. La véritable mine d’or réside dans la marketplace, un écosystème où s’échangeront scénarios ou compétences et abonnements à des services ou capacités premium. Ce sont les importants volumes de ventes additionnelles générés par ces micro-transactions qui créeront les futurs Apple et Google, des géants contrôlant à la fois le matériel et le système d’exploitation de notre quotidien. La voie est toute tracée, et elle ne mène pas à l’usine, mais directement à notre salon.
Reste la question du logiciel, historiquement considéré comme le talon d’Achille de l’ingénierie chinoise. Cet obstacle est en passe d’être largement dépassé. Grâce à ses avancées fulgurantes, l’IA aide désormais les développeurs chinois à générer du code plus performant et des interfaces plus intuitives, comblant leur retard à une vitesse phénoménale. La boucle est bouclée : l’IA développe le logiciel du robot, lui-même propulsé par l’IA.
La course aux « modèles de fondation pour la robotique » est lancée. En se focalisant sur le foyer en parallèle de l’usine, la Chine ne se contente pas de viser un marché plus grand ; elle cherche à redéfinir notre rapport à la technologie, à la famille et même à la transmission des savoirs. Loin d’un simple gadget, ce robot-compagnon est un projet de société. Une proposition constructive à laquelle l’Europe ferait bien de réfléchir pour ne pas devenir simple consommatrice d’un futur imaginé par d’autres.