En finir avec la grande pauvreté ? Réduire d’un tiers nos émissions de CO2 ? Le tout pour seulement 0,5 % de notre PIB ? C’est possible, en nucléarisant la planète. Plongée dans le « Projet Messmer 2.0 ».
Voici une vérité qui dérange : la pauvreté n’est pas un problème parmi d’autres. C’est le problème fondamental de l’humanité, celui qui condamne des milliards d’êtres humains à une existence précaire, marquée par la maladie, l’ignorance et la mort prématurée. Et au cœur de cette pauvreté se trouve un dénominateur commun, simple et implacable : l’absence d’accès à une énergie abordable et fiable.
Près de 3,7 milliards de personnes — environ 47% de la population mondiale — vivent dans ce qu’on peut appeler le « monde débranché », où la consommation électrique annuelle par habitant est inférieure à 1 200 kWh. Un précédent papier mettait déjà en valeur cette comparaison frappante : c’est à peine plus que la consommation annuelle d’un réfrigérateur américain standard. Pendant qu’un Français moyen consomme 7 000 kWh par an et un Américain plus de 12 000, des pays comme le Pakistan, l’Indonésie et l’Inde — qui abritent ensemble 1,9 milliard de personnes — restent dramatiquement sous-électrifiés.
Cette pauvreté énergétique n’est pas qu’une statistique abstraite. Elle se traduit par des drames humains quotidiens d’une effrayante ampleur. Selon l’Institute for Health Metrics and Evaluation, plus de 3 millions de personnes meurent prématurément chaque année à cause de la pollution de l’air intérieur liée à l’utilisation de combustibles solides pour cuisiner. Plus de 50% des décès d’enfants de moins de 5 ans sont dus à des pneumonies causées par l’inhalation de particules fines provenant de la pollution domestique.

Environ 40% de la population mondiale dépend encore principalement de la combustion de biomasse — bois, bouses séchées, résidus agricoles — pour leurs besoins énergétiques. Cette réalité condamne des milliards de personnes, principalement des femmes et des enfants, à passer des heures chaque jour à chercher du combustible, à le transporter sur des kilomètres, puis à respirer sa fumée toxique. Ces heures perdues sont autant d’heures volées à l’éducation, au travail productif, au développement personnel. C’est un révoltant gâchis humain.
Le double impératif : climat ET prospérité
La corrélation entre consommation énergétique et développement humain n’est pas une simple coïncidence statistique — c’est une loi de fer du progrès humain. Une règle empirique approximative pour les économies en développement est que chaque kWh par habitant consommé vaut environ 5 dollars de PIB par personne. Ce lien s’observe dans tous les indicateurs de bien-être : espérance de vie, mortalité infantile, éducation, accès à l’eau potable.
Voici la réalité brutale que certains refusent d’admettre. Nous ne résoudrons pas le réchauffement climatique en condamnant des milliards d’êtres humains à rester dans la pauvreté. Ce serait moralement intolérable et, de toute façon, politiquement impossible. La transition énergétique à l’échelle mondiale doit s’accompagner d’une élévation généralisée du niveau de vie, donc d’une augmentation massive de la production d’énergie mondiale. Le nécessaire et urgent combat pour limiter le réchauffement climatique ne doit pas nous faire oublier que le pire ennemi de l’humanité est la pauvreté elle-même.
En 2023, la production mondiale d’électricité a atteint un niveau record de 29 471 TWh. Malgré les progrès significatifs, le mix électrique reste dominé par les combustibles fossiles carbonés qui représentent encore 61% du total Le charbon constitue la plus grande source unique avec 35% (10 434 TWh), suivi du gaz naturel à 23% (6 634 TWh). Les sources d’énergie propre ne représentent que 39% du total : l’hydroélectricité fournit 14% (4 210 TWh), le nucléaire 9,1% (2 686 TWh), et l’éolien et le solaire combinés 13,4% (3 935 TWh).
Face au défi climatique, tous les investissements ne se valent pas. Il est indispensable d’agir de manière rationnelle et d’investir dans des programmes ayant le coût par tonne de CO₂ évitée le plus faible possible. C’est précisément l’ambition de cette analyse.
Répondre à la demande et éradiquer la pauvreté énergétique d’ici 2050
Pour 2050, l’Agence Internationale de l’Énergie (AIE) projette dans son scénario des Engagements Annoncés (APS) que la demande électrique mondiale augmentera de 120% par rapport à 2023, atteignant environ 65 000 TWh. Cette croissance est portée par l’électrification des transports, du chauffage, et par de nouvelles industries comme les centres de données et l’IA.
Pour éradiquer la pauvreté énergétique dans le monde, il est nécessaire de s’assurer qu’aucun pays ne reste sous le seuil de 1 500 kWh par personne et par an. Y conduire en 2050 les 666 millions de personnes encore sous ce seuil nécessiterait environ 2 000 TWh supplémentaires de production électrique annuelle.
La demande totale projetée pour un monde prospère et équitable en 2050 est donc de 67 000 TWh (65 000 + 2 000). Appliquons maintenant le modèle français de mix électrique bas-carbone avec une cible de 70% de nucléaire. Il faudrait alors produire 46 900 TWh d’électricité nucléaire par an — plus de 17 fois la production nucléaire mondiale actuelle (2 686 TWh).
Avec un facteur de capacité de 90%, tel qu’on l’observe aujourd’hui dans les meilleurs parcs nucléaires comme celui des États-Unis, cela se traduit par un besoin d’environ 5 950 GW de capacité nucléaire installée. En termes concrets ? Ce serait l’équivalent d’environ 5 000 nouveaux grands réacteurs nucléaires d’ici 2050.
Quel serait le coût de cet immense programme nucléaire à l’échelle mondiale ? En tirant les leçons des meilleurs exemples du passé que sont la Corée du Sud et le plan Messmer français (1974-1986), le nucléaire peut atteindre un coût de 2 000 $/kW. Pour construire les 5 950 GW de capacité nucléaire nécessaires d’ici 2050 la facture s’élèverait alors à 11 900 milliards de dollars.Ce chiffre peut sembler vertigineux, mettons-le donc en perspective. Répartis sur 2 décennies (2030–2050), les 11 900 milliards de dollars représentent en moyenne environ 600 milliards par an, soit moins de 0,5 % du PIB annuel mondial attendu sur cette période, alors même que celui-ci devrait plus que doubler pour dépasser 200 000 milliards de dollars en 2050. C’est un effort du même ordre de grandeur que les flux d’investissements déjà engagés dans les énergies renouvelables chaque année. Loin d’être un fardeau insoutenable, un tel programme constituerait un investissement clé pour garantir une électricité à la fois abondante et propre, ainsi que la fin de la pauvreté énergétique dans le monde.
Chute des émissions de CO₂ mondiales à coût record
L’impact climatique d’un tel projet Messmer 2.0 serait titanesque. Nos calculs révèlent que ce programme électronucléaire massif éviterait :
- 20,4 gigatonnes (Gt) de CO₂ par an comparé à un scénario 2050 maintenant le mix électrique actuel avec 60% de sources fossiles — soit l’équivalent de 35,7% des émissions mondiales totales actuelles de gaz à effet de serre
- 12,8 Gt de CO₂ par an comparé à un investissement équivalent de 11 900 milliards de dollars dans les énergies renouvelables — et ce malgré les baisses spectaculaires des coûts de ces technologies sur les 3 dernières décennies
Il est possible que ces chiffres soient sous-estimés. La projection de 67 000 TWh pour 2050 intègre en effet l’électrification massive des transports et le déploiement généralisé de pompes à chaleur réversibles pour la régulation thermique des bâtiments. L’impact réel sur les émissions de CO₂ totales serait donc encore supérieur de ce point de vue là.
Sur la base d’une durée de vie opérationnelle conservatrice de 60 ans (certaines centrales nucléaires américaines ayant déjà obtenu l’autorisation d’opérer 80 ans), le coût d’abattement atteint :
- 9,7 $/tonne de CO₂ évitée comparé au scénario fossile (60%)
- 15,5 $/tonne de CO₂ évitée comparé au scénario renouvelable équivalent
Même en doublant ou triplant ces estimations pour tenir compte d’éventuels biais optimistes, le programme nucléaire demeurerait exceptionnellement efficace.
Mettons ces chiffres en perspective : les sources universitaires et industrielles estiment que le coût effectif de l’Energiewende allemande a atteint 90-100 €/tCO₂ pour l’éolien et plus de 500 €/tCO₂ pour le PV solaire. Les programmes allemands de rénovation de bâtiments aux normes d’efficacité les plus élevées peuvent atteindre un coût d’abattement de plus de 900 €/tCO₂.
Cette révolution nucléaire n’exclut pas des investissements dans d’autres énergies prometteuses. Pour compléter les 70% de nucléaire dans notre vision 2050, misons sur les énergies propres avec les meilleurs coûts d’abattement. Privilégions en particulier le solaire photovoltaïque dont les prix sont en chute libre, ou encore la géothermie dont les progrès pourraient nous permettre de tirer de l’énergie en grande quantité toujours plus loin sous terre. L’objectif ? Fermer autant que possible le robinet des énergies fossiles.
En fin de compte, face à nous se dresse un triple défi d’une urgence absolue pour les décennies à venir : limiter le réchauffement climatique à 1,5°C, alimenter la croissance des économies modernes qui consomment toujours plus d’électricité, et arracher enfin des milliards d’êtres humains au piège mortel de la pauvreté énergétique. Ces 3 impératifs ne sont pas négociables — ils doivent être réalisés simultanément. Un monde qui combat le climat en condamnant les pauvres à leur misère échouera sur les 2 fronts. Un monde qui priorise la croissance économique sans décarboner massivement condamne ses propres fondations.
L’expansion nucléaire massive que nous proposons est la stratégie qui semble la plus efficace pour relever ce triple défi. Elle seule peut décarboner à la vitesse et l’échelle requises tout en fournissant l’énergie abondante et fiable qu’exigent à la fois les économies avancées et les milliards d’humains qui aspirent légitimement à un niveau de vie décent. Ce qui fait défaut, c’est la volonté de traiter cette crise avec l’urgence et l’ambition qu’elle mérite, et en s’inspirant des succès du passé. Chaque jour d’inaction est un jour de plus où des millions meurent dans la fumée intérieure ou la pollution extérieure, où le climat se réchauffe, où des économies entières stagnent faute d’énergie abondante.