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21 août 2025

Le 28 avril 2025, l’Espagne et le Portugal ont basculé dans l’obscurité. En quelques secondes, près de 60 millions d’habitants ont été plongés dans un black-out massif. Transports figés, communications coupées, hôpitaux sous tension : une panne d’une ampleur inédite, qui a mis en lumière les fragilités de réseaux électriques de plus en plus dépendants des énergies renouvelables.

Alors que l’Espagne est un pionnier dans l’adoption des énergies vertes, cet incident a relancé une interrogation brûlante : le photovoltaïque, jadis célébré comme une solution miracle pour la transition énergétique, est-il en train de perdre de son éclat ?

Le black-out ibérique : une crise révélatrice

Ce 28 avril 2025, à 12 h 33, le réseau ibérique s’effondre. Selon Red Eléctrica de España (REE), le gestionnaire du réseau espagnol, une perte soudaine de 15 GW de production, principalement d’origine solaire, a été enregistrée, représentant environ 60 % de la demande nationale à ce moment précis. Elle fait chuter la fréquence à 49,2 hertz (au lieu de 50 hertz). Une série d’arrêts automatiques se déclenche, les interconnexions avec la France et le Maroc se coupent. L’Espagne et le Portugal entrent alors dans une nuit artificielle qui durera de dix à vingt heures selon les régions.

Très vite, une suspicion se porte sur la centrale solaire Nuñez de Balboa, exploitée par Iberdrola. Selon plusieurs fuites relayées par la presse, des anomalies auraient déstabilisé le réseau, provoquant une réaction en chaîne, amplifiée par la forte proportion de sources renouvelables (70 % de l’électricité provenait du solaire et de l’éolien au moment de l’incident). Mais la ministre de la Transition écologique, Sara Aagesen, tempère. Ce ne serait pas un site isolé qui aurait plongé le pays dans le noir, mais bien un enchaînement de défaillances – erreurs de pilotage de Red Eléctrica de España (REE), manque de capacités de secours disponibles, fragilité structurelle d’un réseau saturé d’énergies intermittentes.

Ce black-out a révélé une réalité technique fondamentale : les énergies renouvelables, bien qu’essentielles à la transition énergétique, posent des défis majeurs en termes de stabilité. Contrairement aux centrales thermiques ou nucléaires, les installations solaires et éoliennes n’apportent pas l’inertie électromécanique indispensable au réseau. Dans un système classique, cette inertie vient des masses en rotation – turbines, alternateurs – qui, comme la roue d’un vélo, permettent de continuer à avancer malgré une secousse ou une variation de cadence. Sans elle, la moindre oscillation de fréquence se transforme en choc violent.

Les panneaux solaires produisent du courant continu à partir de la lumière du soleil, ensuite converti en courant alternatif par des onduleurs. Or, ces équipements électroniques n’apportent aucune inertie. Les éoliennes modernes, pour la plupart connectées via des convertisseurs, ne transmettent pas non plus directement l’énergie cinétique de leurs pales au réseau. Résultat : au moment où l’Espagne fonctionnait avec près de 70 % de renouvelables, la moindre anomalie locale a suffi à faire vaciller l’ensemble du système.

Photovoltaïque : de l’euphorie au désenchantement

L’Espagne s’est longtemps enorgueillie d’être championne européenne du solaire. En 2024, les renouvelables représentaient déjà 56 % de son mix électrique, et le pays vise 81 % en 2030. À certaines heures, le photovoltaïque couvre plus de 60 % de la demande nationale. Mais cette réussite est aussi une fragilité.

Le 28 avril, la surproduction solaire atteignait 32 000 MW pour une demande limitée à 25 000 MW. Face à ce déséquilibre, les systèmes automatiques ont déconnecté en cascade des centrales entières, dès que la fréquence sortait de la plage tolérée. Ce n’est pas tant le solaire lui-même qui est en cause que l’incapacité du réseau à absorber des flux aussi massifs et variables. Sans stockage suffisant, sans mécanismes de régulation modernes, la solution du photovoltaïque se mue en problème.

Une panne aussitôt instrumentalisée

À peine les lumières revenues sur la péninsule ibérique, le débat politique s’est enflammé. En Europe, des figures de l’extrême droite comme l’Allemande Alice Weidel (AfD) ou l’Italien Antonio Tajani (Fratelli d’Italia) ont saisi l’occasion pour accuser le Pacte vert d’affaiblir la sécurité énergétique. En Espagne, l’opposition a réclamé le retour du nucléaire comme garantie de stabilité. Le Premier ministre Pedro Sánchez a répondu que les centrales nucléaires s’étaient elles-mêmes arrêtées lors du black-out, et que seules les centrales hydroélectriques et à gaz avaient permis le redémarrage.

Sur le terrain industriel, le jeu des responsabilités a vite tourné à la passe d’armes en mode renvoi de la patate chaude. Iberdrola s’est exemptée de toute faute, REE a incriminé la proportion excessive de renouvelables, tandis que la fédération patronale Aelec a dénoncé l’absence de centrales synchrones pour assurer la stabilité du réseau. La panne a ainsi révélé une évidence. La transition énergétique n’est pas qu’un enjeu technique, c’est aussi un champ de bataille politique et économique.

Le solaire : un pilier indispensable des ENR

Malgré ce désenchantement, nul ne peut se passer du photovoltaïque. Son association avec les batteries lui confère un rôle potentiel dans le lissage de la demande, dont ne peut se targuer l’éolien, à l’intermittence bien moins cyclique et plus imprévisible. Il s’installe vite, nécessite peu d’investissements lourds, ne présente pas de risque industriel majeur et affiche des progrès constants en matière de rendement et de recyclage. Aujourd’hui, les taux de récupération des matériaux (verre, aluminium, silicium) peuvent aller jusqu’à 95 %. Quant aux batteries, elles gagnent en compacité et en durabilité, en plus d’être moins onéreuses et de voir leurs matériaux (lithium, cobalt, nickel) être recyclables à près de 90 % contre moins de 50 % il y a encore dix ans.

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Mais l’intégration efficace et sûre du photovoltaïque aux réseaux exige une transformation profonde de ces derniers. L’Agence internationale de l’énergie estime qu’il faudra ajouter ou remplacer 80 millions de kilomètres de lignes électriques dans le monde d’ici 2040 pour atteindre les objectifs climatiques. Et l’Espagne, enclavée derrière les Pyrénées, doit renforcer ses interconnexions avec le reste de l’Europe pour éviter que de futures perturbations locales ne tournent au désastre continental.

Les pistes existent, comme le développement du stockage hydraulique par stations de pompage-turbinage, la production de batteries de grande capacité, mais aussi les innovations technologiques comme l’inertie virtuelle. Ces convertisseurs électroniques de nouvelle génération permettraient aux installations solaires d’imiter le comportement stabilisateur des centrales conventionnelles. Des équipes de recherche, notamment à l’IMDEA Energía, travaillent déjà sur ces solutions, qui nécessiteront des incitations économiques et des réformes réglementaires pour se déployer à grande échelle.

L’Europe en première ligne

L’Union européenne a lancé une enquête indépendante, confiée à l’ENTSO-E et à l’ACER, pour tirer toutes les leçons du black-out ibérique. Les priorités relevées pointent la nécessité de renforcer la résilience des réseaux, d’améliorer la coordination transfrontalière et d’intégrer les renouvelables dans une architecture plus robuste.

Pour l’instant, la France, protégée par son parc nucléaire et ses dispositifs de protection réseau, a échappé à ce genre de pannes. Mais ce répit ne doit pas masquer une tendance de fond : l’Europe entière est confrontée au défi d’une intégration massive des renouvelables sans fragiliser ses systèmes. Le solaire, par son ampleur et son développement rapide, est au cœur de cette équation.

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Une transition sous tension

L’éclipse espagnole ne signe pas l’échec du photovoltaïque. Elle rappelle que la transition énergétique ne peut se résumer à déployer toujours plus de panneaux ou d’éoliennes sans investissements massifs sur les réseaux, ses mécanismes de régulation et l’innovation technologique.

Si le solaire reste une pièce maîtresse du mix énergétique, il n’a rien d’un miracle au maniement aisé. Le 28 avril en a témoigné. À l’heure actuelle, un simple excès de production peut plonger une large partie d’un continent dans la nuit.